Buffet à volonté


Buffet à volonté




« Poussez » affichait le panonceau. Machinalement, sans lire, il tira. La porte résista. Exaspéré, il l’ouvrit et entra, finalement.
Le restaurant offrait une grande salle vide, avec des tables alignées. Un endroit glacial et peu chaleureux. De l’exotisme bon marché pour prolétaires en goguette. Kimonos, ponts japonais, fleurs de lotus, tous les clichés du genre sur les murs peints. Une énorme fontaine en fausse pierre faisait jaillir une cascade d’eau sur des amas de sculptures dragonnesques et des plantes vertes artificielles. Il s’assit à côté, pensant que ce bruit d’eau le calmerait. Mais la musique aigrelette aux cordes pincées qui couvrait tout ne lui pinçait que le coeur. Sur la table, ostensible, la carte. Il venait manger à satiété, et opta pour le buffet à volonté à 19,99€. Personne ne remarqua ses guenilles. Pantalon troué, chaussures affaissées et sales, blouson en jean élimé. Le serveur vietnamien s’approcha , froidement distant, et ne montrait plus rien de l’obséquiosité asiatique traditionnelle. Il commanda et demanda une carafe d’eau. Puis il se dirigea vers le buffet. Des nems, des samoussas, des beignets de calamars, des brochettes de poulet frit, des rouleaux de printemps, il remplit son assiette à ras bord, et entreprit d’engloutir sa première tournée, consciencieusement. Il se rassasiait peu à peu.
Ces 20€ trouvés dans son écuelle à la suite de sa prestation sur la place de la gare étaient une aubaine. Quatre jours qu’il n’avait pas mangé à sa faim. Personne ne semblait faire attention à sa musique. Pourtant, il choisissait avec soin ses morceaux, alliant la variété des compositions et tout son talent de violoncelliste. Les gens passaient sans le voir, inconnu dérangeant, un pauvre qui plus est, derrière la stature encombrante de son instrument. Personne n’appréciait plus la musique classique de nos jours. Bach, Debussy, illustres inconnus de la foule passante gavée de rap, de rock, de funk, de techno. Quelques rares individus s’égayaient encore des tubes des années 80, mais c’était pour danser dans des boites à la mode. Ils ne remontaient jamais plus loin le temps.
Il regarda tendrement le violoncelle dans son étui, qu’il avait laissé comme au vestiaire près de la porte, non loin de sa vue. C’était toute sa vie. Depuis l’âge de dix ans au conservatoire jusqu’aux concerts salle Gaveau en pleine période de gloire. Le public était mélomane, éduqué, raffiné même, attiré par le prestige de la salle et celui de sa renommée de musicien.
Tout avait basculé . Une petite mort s’était installée dans son corps avec l’alcool. Et peu à peu, il avait sombré, tout perdu, tout dilapidé dans des fêtes mondaines et exubérantes. Seul le violoncelle avait résisté au naufrage.
Que venait-il faire là, dans ce restau viet bon marché, à écouter les litanies asiatisantes ?
Manger pour 20€ quelque chose de bon , jusqu’à s’en péter la sous-ventrière. Il se resservit une autre assiette de porc au caramel, de bœuf au gingembre, de crevettes sauce piquante. Il ne lésina pas sur le riz cantonnais .
Repus . Encore une place pour une tranche d’ananas et des lichees pour digérer le trop plein.
Il sortit les 20€ de sa poche et se dirigea vers la caisse enregistreuse qui l’avala, sous l’oeil content de lui même d’un bouddha ventru en faux or qui souriait aux pourboires. Il garda pour lui le centime de monnaie rendue. Certains boulangers ne servaient pas de baguette pour un centime manquant, la dureté de coeur se vend bien chez les bien nourris.


Aucun regret. La vie au jour le jour lui offrait ses hauts et ses bas , il avait son coin de hangar désaffecté attitré, et l’hiver la soupe chaude de l’Armée du Salut avec une douche. Il écoutait leur bla bla sans conviction. A défaut d’illumination, leur dieu servait au moins à cela, à aider des pauvres types l’espace d’une journée et leur musique pleine d’alleluias qu’ils ne manquaient pas de lui servir en échange d’un bouillon et d’un sermon était tout aussi pauvre et frelatée que la musique commerciale made in China du restau viet.


Alors il jouait Mozart, Schubert, ses rendez-vous célestes, là sur le trottoir en face de la gare pour deux sous compatissants. Il jouait à s’en saouler l’âme, l’alcool n’étant plus de mise, il avait compris la leçon.
Il reprit le violoncelle près de la porte. Et poussa au lieu de tirer. La vie c’était ça, pousser, tirer, vers le haut vers le bas, et se tromper souvent de sens.

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