
Encore une nouvelle à insérer dans un prochain livre. j’ai l’idée d’un titre: Bribes et esquisses. des romans avortés, des mini romans, des histoires qui résument en peu de mots et c’est mieux comme ça. Qui vont à l’essentiel sans prolongations. c’est ma définition de la nouvelle. Une exploration qui me suit depuis bien des années, déjà amorcée avec « déclinaison de femmes » , » ces gens ordinaires » et « alter ego », un genre que j’affectionne mais qui n’est pas très populaire, il faut le dire. Toute une éducation littéraire à parfaire… car c’est aussi laisser le lecteur sur sa faim, sur son imaginaire, sur sa participation active dans l’échafaudage des non-dits, des suites et des possibles, sur un inconfort non consumériste, sur un plaisir nouveau sans facilité, sur une perplexité en tous cas.
Les oiseaux du crépuscule
Cela va faire trois mois qu’ils tchattent sur Internet dans un site de rencontre.
Aujourd’hui , elle lui donne rendez vous au Phillies, un bar américain qui est une réplique du bar new-yorkais peint par Edward Hopper. dans son tableau Nighthawks. Un lieu pour esseulés et nostalgiques de l’Amérique. A la tombée de la nuit, pour que les néons flashent dans l’avenue de leur rouge fluo. Elle aime être un oiseau de crépuscule, pas un faucon de nuit. Les machines à milk shake sur le comptoir et le barman en calot blanc qui s’affaire sur les ice creams et les sirops à la fraise entre deux hot dogs. Les parois de verre immenses qui s’ouvrent sur le clair obscur d’un coin de rue , ne laissent aucune chance à l’intimité propice à la désespérance, béantes au regard voyeur des arpenteurs de trottoirs qui hantent la grande ville, zombies entre chien et loup attirés par la lumière électrique comme des papillons.
Elle attend dans sa robe rouge, ses cheveux roux tombent en boucles savantes de brushing sur ses épaules à demi nues. Elle s’est maquillée œil de chatte à l’eye liner. La lumière crue du bar la rend un peu blafarde. Un client est là déjà, accoudé, sirotant un whisky coca, lisant quelque Huffington Post sur son smartphone. Mais non, ce n’est pas lui, il dérobe son regard et fixe son drink. Elle commande un cappuccino.
19h. La nuit commence à tomber sur cette fin d’hiver. Ce n’est pas encore l’heure d’affluence des noctambules, ceux qui sortent du cinéma Gaumont Palace à deux pas, et ceux qui plus tard rentreront de boite de nuit cherchant une dernière halte pour un dernier verre avant le petit jour.
Elle a choisi une heure déserte, celle d’une sortie de bureau, d’un apéritif tranquille avant de regagner ses pénates, dans cet entre-deux mondes.
Voilà. Il pousse la porte. Elle est sûre que c’est lui, il porte un Borsalino, le signe de reconnaissance qu’elle lui avait demandé. Ma foi , il est pas mal, pas un Sinatra, mais l’air viril, un rien canaille et décontracté. Est ce le charme du chapeau ?
– Peggy ?
– Oui, vous êtes Franck ?
– A dire vrai, mon nom est Abdel. Franck est un pseudo. Vous êtes très jolie. Et la première impression pour vous , c’est quoi ?
– Tout à fait dans le ton du lieu. Un peu amerloque, quoi. Je ne suis pas Peggy non plus, mais Marlène.
– Pourquoi cet engouement pour cet endroit à cette heure déserte ?
– Une peinture de Hopper triste à mourir , où les solitudes s’attardent au bar, dans une Amérique chimérique et cassée. C’est ma vie. Vide. Vidée. Sans envie.
– Si nous commencions par un simple expresso pour tenter une réanimation ?
– Plutôt une Desperado avec des chips pour moi.
Un long silence s’installe entre eux. Ce spleen avoué en entrée de jeu l’incommode. Il sape toutes les illusions de séduction.
Elle se lance, pour briser la glace.
– Vous aimez danser ?
– J’adore.
– Il y a un juke box d’époque dans ce bar. Ca vous dit un rock sur Elvis Presley ?
Elle l’entraîne vers la musique. Il se débrouille bien, il fait virevolter sa robe dans des passes vigoureuses . Elle suit, son corps avec le sien. Il conduit d’une manière ferme, il la prend par la hanche de temps en temps.
– On s’aventure sur du disco , John Travolta ? dit elle avec un humour aigrelet.
Tous les deux seuls dans le bar, ils dansent non pas la fièvre du samedi soir, mais le premier pas d’une aventure qui durera ce qu’elle durera, un mercredi très ordinaire.
– On va manger un hamburger frites à la brasserie ?
Elle se demande avec une ironie amère qu’elle garde pour elle si elle ne préfèrerait pas un restaurant tzigane, pour donner dans les violons … avec du champagne, ce serait moins mesquin.
En sortant du bar américain, ils déambulent dans les rues de la ville, bras dessus, bras dessous. Au hasard. Ils finissent par trouver un restaurant italien très cosy. Confortable, nappes à carreaux rouges, bougies fichées droites sur des bouteilles de chianti vides, O sole mio d’ambiance par Andréa Boccelli.
– Très romantique , non ?
– Le Borsalino donne une touche très mafioso sicilien !
– Et la robe rouge très Sophia Loren est assortie au drapeau italien !
Ils se parlent autour des carbonaras. Des trucs de solitaires. Le travail, la routine, les histoires d’amours ratées, les soirées au lit à tchatter sur l’ordinateur portable, pour tenter de trouver une âme un peu sœur. Ils boivent du rosé, cela les rend gais. Funiculi, funicula chante Pavarotti.
Ils se dévisagent, pas étonnés de la couleur marron de leurs yeux plus que commune, des quelques rides désabusées de leur quarantaine. Ils en viennent à la question douteuse de la compatibilité de leurs signes zodiacaux. Une cancer et un balance. Mystère des astres, ils ne croient même pas au destin.
Après le tiramisu et le café , ils payent chacun leur part, pas d’équivoque sexiste. Il offre le taxi qui les ramènera. Chez lui ? Un dernier verre? Vous montez ? 3ème étage sans ascenseur. Sans doute pas un 7ème ciel. Là devant la porte d’entrée qu’il ouvre sur l’intimité de sa vie, il lui prend la main et l’embrasse sur la bouche. Elle laisse faire, répond par une main glissée sous sa chemise, dans ses cheveux.
Elle se demande s’ils résisteront à un premier soir dans un lit. Trop rapide, trop fast food. Rien à perdre, se dit elle, on va jouer le jeu. Consommer un peu d’amour. Jouer à n’être qu’une chose. Comme un va-tout.
La robe rouge tombe comme une feuille morte, comme une épluchure, sur le plancher. Elle ne s’est jamais sentie aussi seule et aussi nue.
Michèle Rosenzweig
avril 2023